Atelier d'écriture février 2023 : Dans l'univers de Gabriel Garcia Marquez

Publié le par GFEN 33

Une soirée dans l'univers fantastiquement ancré dans le réel de l'auteur colombien Gabriel Garcia Marquez, Prix Nobel de littérature en 1982.

Nous avons rêvé un peu et tâtonné beauoup. Pour certains ce fut un vrai défi d'écriture donnant un texte appelant une réécriture à tête reposée à la maison. Pour d'autres ce fut le plongeon créatif dans un monde à découvrir où tout est possible.

En tout cas, les textes issus de cet atelier sont pleins d'amour, de poésie et de légèreté. Tel l'univers de notre auteur célèbre...

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Le soir tombait sur le domaine. Julio vérifia une dernière fois les feuilles de tabac suspendues dans le hangar. Le vent glissait à travers les persiennes et les faisait frémir doucement. Probablement qu’à la fin de la semaine elles seraient prêtes, parfaitement séchées, idéales pour devenir des cigares savoureux. Elles avaient déjà cette senteur suave qui emportait Julio sur des affluents de la mémoire et le ramenait jusqu’à la source de son enfance.

Il ferma soigneusement la porte du hangar. Regardant les quelques étoiles qui commençaient à scintiller dans le ciel orangé du soir, il marcha doucement vers la maison où Angela s’affairait autour de la table. Il marchait d’un pas lent. Il n’avait jamais eu le vice de la conversation et les soupirs de la nuit qui venait ne lui inspiraient aucune terreur. Son esprit vagabondait entre hier, aujourd’hui et demain. Demain. Inutile d’aller au-delà car demain serait un tout, une certitude, une plénitude.

Il savait, sans aucun doute possible, que dés l’aube Angela s’agiterait, le pousserait vers ses champs, enverrait les garçons de toutes parts : cueillir des oranges, jeter les cendres,   chasser les poules du potager…

Il savait que pour échapper à toute cette agitation il s’assiérait sous l’oranger. Là, il attendrait. Il guetterait le galop des chevaux qui s’enfuient au bout du pré parce que, plus tôt que lui, ils auraient perçu ce bruit étranger.   L’envol des colombes au dessus des frangipaniers précéderait l’arrivée de l’automobile rouge sang au bout du chemin. Comme toujours, elle arriverait trop vite et, dans une envolée   de poussière cendrée, s’arrêterait brusquement devant la maison. Angela serait déjà sur le perron et les garçons du haut du portique pousseraient des cris d’allégresse.

Lui se lèverait, époussetterait son pantalon et s’empêcherait de courir vers elle malgré son cœur battant comme les souffleries d’un orgue. Il la regarderait sortir de la voiture, se coiffer de son chapeau orné de roses d’organdi, réajuster sa robe sur sa taille fine, sourire de sa bouche délicate jusqu’à ses yeux en amande pétillants de lueurs mordorées.

Comme à chacun de ses retours, il aurait cette certitude fulgurante en la redécouvrant : sa fille était un cadeau du ciel et il ignorait pourquoi cette femme-fleur délicate et parfumée qu’elle était devenue lui avait été confiée à lui, Julio, planteur de tabac. Il  avait renoncé à s’interroger. Il acceptait la réponse que lui avait faite le vieux prêtre à qui il avait confessait ses doutes et ses questions : « Dieu croit en toi ! ».

Syllabe

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Mon tour

Mourir à mon tour. Ce soir c’est à moi de rendre mon dernier souffle. Après avoir survécu à mes cinq maris, mes huit enfants, mes deux chiens et ma jument, c’est mon tour. Le moment est venu, le jour décline en perdant ses forces, la brume du soir s’annonce en arrière-plan, les oiseaux sifflent la fin de partie avec leurs derniers cris de la journée et les arbres commencent à restituer l’humidité conservée précieusement entre leurs feuilles depuis le lever du soleil, crédit à rendre au moment du crépuscule. Un filet d’air frais s’échappe du ciel et arrose les opulentes yuccas en fleurs. J’expire mes derniers instants de vie dans mon jardin à papillons, situé au milieu du domaine que j’ai patiemment construit au fil de ma vie. Mon Andalousie natale est bien loin, à des semaines de bateau et à des années de solitude. Une centaine pour être plus précise. Cela fait cent ans que je vis telle une veuve noire derrière ces murs en pierres, défraichis et troués par endroits. Chaque année ma solitude se fit plus lourde et aujourd’hui elle a invité la mort comme compagnie.

Cela a commencé à l’heure de la sieste déjà, quand, étendue lascivement dans mon hamac tressé, je vis, impuissante, mon perroquet, mon seul compagnon fidèle tout au long de ma vie, tomber de l’arbre. Mort instantanée, dans un silence absolu, comme ces jours d’été où seul la chaleur vrombit dans le bleu oxygène d’un ciel dur. Je n’eus même pas l’idée de me lever pour vérifier l’exactitude de l’évènement, mais attendis l’arrivée de Manuel. Il devait venir me livrer les sacs de paille commandés une dizaine de jours plus tôt à la ferme de sa sœur. Il lui rend de menus services par devoir familial probablement, parce qu’elle ne le lui rend pas. Elle l’a mis à sa botte, se comporte en matrone et le traite moins bien que ses saisonniers. Quand il fut descendu de son pick-up et qu’il me fit un signe de la tête en guise de bonjour à travers le nuage de poussière laissé derrière son freinage intempestif, je me redressai. Avec son air un peu naïf, presque niais, il fallut à Manuel trois versions différentes de ma requête, et, enfin aux mots magiques « …puisque tu es grand et fort… » il finit par comprendre. Soigneusement il a enterré mon perroquet aux couleurs vives, mais mort tout de même, derrière la serre à papillons. Je lui remis un billet de cinquante pesos pour la peine. « Ce n’est pas la peine », me répondit-il, sans chercher à faire le moindre jeu de mots. Lui expliquer que le billet vivait ses derniers moments entre mes mains eût été peine perdue et je lui fis juste un signe de la main pour mettre fin à notre échange.

Ce soir, c’est donc mon tour. J’exhale mon énergie vitale, tel un volcan hésitant. Des hoquets d’air, des soubresauts de souffle. Mais l’air frais du soir n’entre plus dans mes narines et ne renouvèle pas l’oxygène de mon corps. A la place, des fleurs de bougainvillier se frayent un chemin le long de ma cloison nasale pour atteindre mon lobe frontal. Délicatement elles s’ouvrent et me dévoilent que ce n’est pas le néant qui m’attend après mes cent ans de solitude. Loin de là. Devant mes yeux se déploie ma nouvelle vie, d’abord en images floues aux contours incertains, puis de façon de plus en plus nette avec une saturation de couleurs qui insuffle un nouvel élan. Un regard d’enfant interrogatif et insistant, surgi de nulle part, sollicite expressément mon accord. J’acquiesce en hochant la tête. Au-dessus de moi passe un vol de perroquets en liesse et autour de moi tout explose: les étoiles, les couleurs, les papillons… Je me retrouve au cœur d'une vie de deux cents ans d’amour et, euphorique, je prends mon envol pour rattraper les perroquets.

Plume

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L’exploitation de vanille

 

Un paille-en-queue survola l’exploitation de vanille de Sarah Randrianasolo (prononcez ranjannasoule). De-ci et de-là on entendait le cri perçant des lémuriens qui sautaient de branche en branche avec souplesse, à l’orée de la forêt. En arrière-plan l’astre solaire en demi-cercle pointait son nez au-dessus de la masse d’arbres verte, irradiant la nuit finissante d’une lumière orangée.

Assise dans son rockingchair sur la terrasse en teck de sa grande maison de type coloniale, Sarah, une tasse de café fumante à la main, balaya son regard broussailleux sur l’ensemble du spectacle que lui offrait dame nature chaque matin, d’un air détendu et satisfait. Au loin une parcelle de terrain était recouverte de pagnes, sorte de tapis tressés, où séchait la vanille, avant dernière étape avant le calibrage. Depuis la mort de son mari dans les tranchées, elle s’était retrouvée malgré elle chef de famille, et patronne de la plus grande exploitation de vanille de l’est du pays. Le monde était à elle : quelle douce sensation de sentir et de penser que tout nous appartient et que tous dépendent de nous. Elle rentra dans la grande bâtisse pour vérifier que sa fille unique dormait encore. Marguerite, six ans depuis un mois et dormant du sommeil du juste semblait minuscule dans ce grand lit à baldaquin. 

Vers 6 heures du matin les premiers ouvriers arrivèrent, les pneus de la camionnette de Marcel, le grand frère de Sarah, soulevèrent le lourd sable rouge qui se déposa sur la terrasse en petits monticules. Une cargaison de survivants de la veille, prêts à bosser, venus de l’autre côté du vallon, descendit du véhicule. De la bonne graine d’Andrakaraka, se dit Marcel, qui avait ramené tous ces braves gens du fin fond de la basse ville. Il les ramassait la nuit à peine entamée sur la place du marché. Et chaque matin à l’aube il recommençait. Marcel était quelqu’un de très important dans la région et il le savait ; en bon expert de l'âme humaine il savait choisir comme personne de la main d'œuvre à bas coût avec des compétences extraordinaires. Aujourd’hui c’était pour le chaudage, une étape cruciale, il faut faire bouillir la vanille et l’étuver, c’est à la suite de cette opération que la vanille prend sa couleur marron.

Marcel s’était acoquiné avec Lorita, une beauté sauvage, de celle qui ne se trouve que sous le tropique du capricorne, cheveux longs crépus roux blond entremêlés, les pieds nus, le regard vert triste en forme d’amande, la peau cuivrée tannée par le soleil, et pour couronner le tout elle portait pour unique vêtement un paréo aux couleurs nationales, qui était simplement serré à la naissance de sa poitrine, faisant office de robe mais aussi de panier pour récupérer le fruit de son travail. En plus d’être une bonne travailleuse, elle était devenue la maitresse de Marcel aux yeux de toute l’exploitation; et surtout il ne s’en cachait même pas de sa femme. Lorita était ce qu’on appelle dans le jargon des vanillé Bourbon une marieuse : elle inséminait la vanille manuellement. Cette technique avait environ une soixantaine d’années et avait été découverte par un esclave Edmond Albius sur l’Ile de la Réunion.  Personne ne lui adressait la parole dans l’exploitation par respect pour Marcel - une aura de mystère se dégageait d’elle - excepté la femme de Marcel, La Jacotte. Ensemble elles avaient des discussions qui semblaient discrètes sauf quand elles poussaient des gloussements qui avaient tendance a irriter Marcel.

Les journées se passaient comme ça, les alizées soufflaient dans les branches comme dans un orgue. Les lémuriens se jetaient sur les lianes comme le musicien sur sa contrebasse, les pailles en queue survolaient les dix mille ares de champs, le soleil se levait toujours avec la même régularité comme Karajan et sa baguette et tout était parfait au Paradis.

La matinée entamée, Marguerite se mit à cheval sur la rambarde de la belle bâtisse coloniale avec un livre, au son du chant maloya des ouvriers. De là elle observait le travail abattu par les ouvriers. Dans sa main un exemplaire de “Gone with the wind” ; elle se prenait déjà pour Scarlett O'hara.

- C'est le cadet de mes soucis.

Des références comme ça elle en avait des tas, elle parlait peu mais observait avec attention. Les anciens l’appelaient “Grande zoreil” peut-être à cause de sa peau métissée ou sûrement parce qu'ils avaient remarqué qu’elle écoutait toutes les conversations des grandes personnes.

Le poids de cette maison coloniale écrasait tout sur son passage et ceux qui l’approchaient de près ou de loin finissaient broyés inexorablement dans les roues dentées du destin. Ici il y avait eu des drames dont plus personne ne parlait. Pourtant elle notait tout dans un carnet et y confiait les plus noirs secrets. Plus tard elle serait la mémoire d’un monde disparu.

Sarah avait fait venir sa mère Laurentia et sa petite sœur Gina, une une jeune adolescente de dix-sept ans de Tanabum pour l'aider à gérer l'exploitation. Un jour Gina était tombée enceinte, Sarah et La Jacotte avaient tout fait pour qu’elle dise de qui était cet enfant, mais l’adolescente resta bouche cousue. Quand Marcel s’occupa du cas de Gina, ce fut en la battant, malgré son état gestatif ; il mit dans chaque coup la rancœur de n’être qu’un servant au service de Sarah, de n’être plus que le seul homme au service de ce matriarcat, d’avoir été réformé pendant la mobilisation générale, et maintenant il faudrait qu’il soutienne les regards moqueurs des ouvriers, alors que l’un d’eux était le père de ce bébé. Quand il eut fini sa basse besogne, le silence s’installa et Sarah le dévisagea sans dire un mot ; La Jacote partit dans un sanglot et vomit son repas sur la terrasse. Laurentia ramassa ce qui restait de Gina. Quelques jours après Gina disparut, elle fut envoyée seule dans une sombre ville au nord du pays, à des milliers de kilomètres pour que personne ne puisse voir l’évolution de sa grossesse. Evidemment c’est Marcel qui régla les détails mais dans l’ombre c’est Sarah qui était à la manœuvre. Il ne fallait pas que cette affaire s’ébruite vis-à-vis de ses clients américains très riches, puritains et à cheval sur la morale.

Gina donna naissance à une ravissante petite fille qu’elle prénomma Yolanda. Une fois le bébé sevré, Sarah décida de le lui retirer. Et Yolanda vécut pendant seize ans sur l’exploitation, élevée par Sarah qui la considérait comme sa propre fille.

La Jacote était partie depuis des années, elle s’était émancipée de Marcel, grâce au pouvoir de ses lectures, partie pour la métropole. Remariée, elle travaillait dans une banque et avait des enfants d’après les dernières nouvelles.

Marcel, seul, abandonné de sa femme et de sa maitresse, prit conscience de sa situation précaire et tomba dans une débauche de chaque jour qui lui ouvrit grand ses bras comme une bonne amie. Sur son lit de mort, il fit appeler Yolanda pour lui dire qui était son vrai père.

Un paille-en-queue, survola l’exploitation de vanille de Sarah Randrianasolo.

Damour

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Tout est parti sans fumée

Ce matin, Julio s’était levé la mort dans l’âme, les yeux encore endoloris par le manque de sommeil. Une pluie diluvienne accompagnée de rafales de vent démoniaque atteignant 200 kilomètres heure s’était abattue sur ses champs de tabac une grande partie de la nuit. C’était l’ouragan IAN qui était passé, dévastant et inondant tout sur son passage. Les terres encore fumantes et gorgées d’eau se présentaient en victime expiatoire de ce ciel en proie à tellement de tourments dans cette région du globe en cette période hivernale.

Julio était un petit paysan cubain comme tant d’autres sur cette ile. Il vivait avec sa femme Angéla et leurs deux fils Angel et Alexandro qui l’aidaient sur la propriété. Quel horrible spectacle en ce matin gris et sans horizon : la terre était ravinée, éventrée, les plants de tabac gisaient au sol, flétris, décharnés et enchevêtrés, tels des corps sans vie d’un charnier après une bataille sans pitié. C’était une catastrophe, un énorme coup sur la tête pour Julio. Le pays se trouvant déjà dans un contexte de profonde crise économique, la situation allait être extrêmement difficile pour lui et sa famille. Il se demandait comment ils allaient affronter tout cela.

Dans l’étable attenante à la maison, encore miraculeusement debout comme si elles avaient fait corps devant cet odieux outrage de la nature, les deux bœufs meuglaient de désespoir, encore apeurés par cette nuit chaotique. Son fils Alexandro leur avait donné un prénom à chacun, l’un s’appelait Fidel et l’autre Raul en hommage au révolutionnaire homme d’état cubain et à son frère.

Dans les champs de Julio les techniques ancestrales sont toujours à l’honneur, la traction de ces bêtes de trait pour le labourage avant la semence est un choix murement réfléchi. La plante a besoin d’un sol souple afin de s’épanouir et l’utilisation d’un tracteur est totalement proscrite car cela tasserait trop la terre et fragiliserait les plants. De plus, cultiver de façon mécanique entrainerait une perte de qualité. « Tout cela pour ça » s’écria Julio d’une voix désespérée.

Julio était un homme à la carrure imposante que sa guayabera, chemise traditionnelle cubaine, mettait en valeur. Il avait les traits burinés, une moustache épaisse en fer à cheval et un chapeau de paille crasseux vissé inexorablement sur la tête qu’il ne quittait que pour aller dormir. Sa femme Angéla était menue et de petite taille, un mètre cinquante environ, elle avait la peau halée, un air mutin et portait un turban bigarré noué sur la tête, typique des femmes cubaines ; sa robe était de couleur sobre ce qui dénotait avec son turban multicolore. Elle se tenait devant ce qui ressemblait à un tas de de bois surmonté de feuilles de palme en vrac après avoir été abattu par un bucheron peu scrupuleux du devenir de son labeur. Les restes du séchoir à tabac gisaient là dans une lente agonie offrant une sépulture machiavélique aux feuilles de tabac si précieuses et sacrées. Julio et ses fils se joignirent à elle devant ce sinistre spectacle. Tous les quatre se mirent à genoux. Julio, les larmes aux yeux, leva les bras et se lança dans une prière incantatoire destinée à ce ciel si cruel et intransigeant. Malgré sa foi inébranlable, il prononça ces mots dans un douloureux et lugubre gémissement : « Je ne te pardonnerai jamais ».

Bruno